L’aiguat de 1940, déluge en Roussillon

[Article initialement publié en octobre 2017]

Il y a 77 ans, survenait l’aiguat del 40, l’aiguat de 1940. L’aiguat, parfois orthographié aïguat et que l’on prononce aïgouate, désigne en pays catalan, tant français qu’espagnol, tout à la fois des précipitations diluviennes, les crues qui en découlent et les destructions engendrées. Ceux qui l’ont vécu parlent de cataclysme et celui de 1940 en est devenu la référence. Les pluies qui commencèrent le 16 octobre et se poursuivirent cinq jours durant eurent pour conséquence d’illustrer pleinement le proverbe. « Quan arriba l’aiguat, hi ha pas res de salvat » : quand arrive l’aiguat, rien n’est sauvé.

Le professeur Maurice Pardé, qui se rendit sur place, dans le département des Pyrénées-Orientales, en qualité d’expert officiel nommé par le gouvernement, écrivit : « Ce qui s’est passé en octobre 1940 autour du Canigou rivalise avec les cataclysmes les plus effrayants de l’Ardèche, des hauts Gardons, de la Cèze supérieure, de l’Érieu, etc. » La violence potentielle du climat méditerranéen était déjà bien connue, parfois enregistrée par le réseau météorologique national, souvent grâce au travail d’instituteurs rigoureux. C’est ainsi que l’on releva le 9 octobre 1827 l’extraordinaire pluie de 792 mm en 21 heures, dans le village de Joyeuse, en Ardèche. Mais aussi, plus ahurissant encore, le fantastique orage qui déversa, le 29 septembre 1900, pas moins de 950 mm en 10 heures sur le village de Valleraugue (Gard), au pied de l’Aigoual, dans les Cévennes. Longtemps minoré par la Météorologie nationale (rabaissé à des valeurs de 100 ou 200 mm seulement), jusque dans les années 1970, cet épisode est maintenant reconnu dans son ampleur et le travail de l’instituteur, qui nous a permis de le connaître, réhabilité (« une crédibilité incontestable qui s’inscrit dans une démarche scientifique »). À titre de comparaison (qui n’est pas raison, puisque l’on parle de climats très différents), Paris reçoit annuellement et en moyenne 637 mm de précipitations…

Pyrénées Orientales

Le département des Pyrénées-Orientales

Le 16 octobre 1940, venant de la Méditerranée, les précipitations ont touché d’abord les Albères et la plaine du Roussillon. Puis elles ont gagné l’intérieur des terres, les masses nuageuses se confrontant alors au relief. Les pluies survenues la nuit du 16 au 17 ont été qualifiées de diluviennes en Vallespir, Conflent et Fenouillèdes. Avec pourtant un maximum d’intensité le 17, en fin de matinée, puis en fin d’après-midi, début de soirée. Ce jour-là, à l’usine électrique de La Llau, entre le Canigou et le Tech, il a été mesuré 840 mm de pluie, valeur officialisée comme étant le record pour l’Europe (l’épisode de Valleraugue en 1900 n’était pas encore reconnu). Mais ce montant est sans doute bien inférieur à la réalité. Le pluviomètre a en effet débordé à quatre reprises entre midi et 19h30, heure à laquelle les mesures ont cessé… l’usine ayant été emportée par la crue de la rivière. Plus proches de la réalité, les relevés effectués par l’instituteur de Saint-Laurent-de-Cerdans, village du versant opposé, de l’autre côté du Tech : 150 mm le 16 octobre, 1 000 mm le 17, 400 mm le 18, 300 mm le 19 et encore 80 mm le 20. Soit la bagatelle de 1,93 mètre d’eau précipitée en cinq jours.

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Carte des précipitations du 17 octobre 1940 dans les Pyrénées-Orientales. Approche de la réalité, hélas inaccessible

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Carte des cumuls de précipitations du 16 au 20 octobre 1940 dans les Pyrénées-Orientales. Approche de la réalité, hélas inaccessible

Les conséquences hydrologiques furent, on s’en doute, à la hauteur des précipitations exceptionnelles. Les destructions aussi. C’est du côté espagnol que le bilan humain fut le plus grave : environ 320 morts. Les infrastructures y ont aussi beaucoup souffert, mais le bilan est beaucoup moins bien connu que du côté français, où il y eut une cinquantaine de morts, dont la moitié à Amélie-les-Bains. Dans cette localité, la gare fut rasée, ainsi que des hôtels et habitations.

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Le casino d’Amélie-les-Bains, avant et après l’aiguat d’octobre 1940

Au total, ce furent 200 immeubles qui s’écroulèrent, dont une soixantaine à Vernet-les-Bains. Un reportage de l’époque montre la vallée de la Têt (au nord du Canigou). L’INA, qui met à notre disposition ce reportage, ne manque pas de nous rappeler à quel point cette époque représente vraiment les heures les plus sombres.

À l’époque, d’aucuns crurent devoir expliquer le phénomène de ces hauteurs d’eau phénoménales (on parle d’« anomalie fantastique ») à cause d’un éboulement qui aurait fait barrage avant de céder. De nombreuses personnes témoignèrent d’ailleurs avoir entendu un long grondement, allant dans le sens d’un séisme. Un éboulement eut bel et bien lieu, celui de l’Avellanosa, arrachant à la montagne plus d’un million de mètres cubes (l’équivalent d’un cube de 100 mètres de côté). Son effet fut plutôt d’amoindrir la catastrophe. De plus, il eut lieu le 18 octobre, alors que l’essentiel des dégâts étaient survenus la veille. Quant au grondement, il n’était rien d’autre que le flot rugissant de la crue charriant des alluvions de toutes tailles, s’entrechoquant et buttant contre les obstacles.

Les effets géomorphologiques (1) des crues d’octobre 1940 en montrent le caractère exceptionnel. On a pour habitude de distinguer lit mineur et lit majeur. Mais une notion assez récente caractérise, pour le climat méditerranéen (et le tropical aride), ce qu’il convient de reconnaître comme le « lit exceptionnel ». Le courant de crue y a arraché la végétation (et parfois certaines infrastructures) et déposé nombre de débris variés, laissant l’impression d’un désert minéral. Le flot fut tellement puissant que c’est vraisemblablement toute la couche alluviale qui fut remobilisée. Dans le lit du Tech, en fin de crue, l’accumulation alluviale dépassait 5 mètres. Autrement dit, le lit du fleuve était 5 mètres plus haut qu’auparavant. Ce qui accentua nécessairement la catastrophe, notamment à Amélie-les-Bains. Localement, le changement d’aspect du lit fut spectaculaire, tout le fond de vallée étant enseveli sous 20 mètres de sédiments. Là où l’on distinguait la veille un chenal principal, avec de la végétation, des zones hautes et d’autres basses, il n’y avait plus, après la crue, qu’un vaste lit rehaussé et plat, parcouru de chenaux multiples.

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Le lit du Cady, près de Vernet-les-Bains, avant et après l’aiguat d’octobre 1940

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Bâtiment des usines Pagès-Xatard, à Prats-de-Mollo, enseveli jusqu’au toit par les apports du Tech

À Prats-de-Mollo, les habitants ne purent distinguer le pont qui enjambait le Tech : il avait disparu sous 10 mètres d’alluvions. On estime les dépôts alluvionnaires dans le Bas-Vallespir (voir première carte) à 10 à 20 millions de tonnes.

Le climatologue Pierre Pagney, dans son introduction au livre de Roger Dubrion, Le climat et ses excès, écrit : « Le lecteur se trouve alors placé devant un dilemme, lui à qui l’on a appris que le climat de la France était celui de l’harmonie, et pour qui l’expression de climat tempéré convenait parfaitement. Il constate, en effet, lui qui se croyait loin des froids polaires, de la chaleur des déserts, des déluges pluviaux des très basses latitudes, que ces excès peuvent l’atteindre et même, qu’ils constituent une trame de variabilité incessante, beaucoup plus proche de son vécu que ne sont les moyennes apaisantes… mais abstraites. »

Il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour savoir que ce qui a déjà eu lieu peut très bien revenir un jour. Le terrible aiguat de 1940 a conduit bien des chercheurs a explorer le passé de la région. Pour la Têt, fleuve qui traverse Perpignan, des crues en tout point comparables à l’aiguat de 1940 ont eu lieu en 878, 1264, 1421 et 1632. D’autres chercheurs y ajoutent les événements de 1553, bien que la crue fut alors moins monstrueuse. Ou encore la précédente crue d’ampleur comparable, très similaire dans son déroulement comme dans ses dates, celle des 16 et 17 octobre 1763. Le temps de retour d’un tel phénomène semble être de l’ordre de 250 ans. Et sur les 1 200 dernières années, il y aurait eu 3 ou 4 épisodes plus violents encore.

Quelle préparation pour notre société hors-sol, qui tourne le dos au passé et n’envisage l’avenir que comme le prolongement de la jouissance du temps présent ? À Perpignan, calibrage et endiguement de la Têt sont prévus pour un débit de 2 000 m3/s. Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1940, il fut de… 3600 m3/s. Les barrages écrêteurs de crues sont prévus pour des événements nettement moins spectaculaires, ayant un temps de retour de 20 ans. Ils pourraient jouer un petit rôle atténuateur, mais somme toute très négligeable.

Le professeur Maurice Pardé écrivit : « On n’oubliera pas que des événements de la violence des inondations de 1940 peuvent se grouper par deux ou trois dans une suite restreinte d’années, se reproduire coup sur coup à faible intervalle, quitte à ne plus survenir ensuite qu’après 1000 ou 2000 ans. C’est ce que nous appelons le hasard. » Il est improbable qu’un tel événement ne se produise pas de nouveau avant un millénaire ou même 500 ans. En revanche, Pardé a raison de nous alerter sur la notion de fréquence. Même avec un temps de retour (qu’il ignorait) de 200 à 300 ans, un aiguat semblable ou même pire que celui de 1940 peut très bien survenir dans les vingt ou trente prochaines années. Un journaliste écrivit dans l’Indépendant du 24 octobre 1940 : «  C’est un vrai temps de fin du monde devant lequel l’homme impuissant et apeuré est tenté de faire le signe de croix ». Il ne serait peut-être pas de trop non plus d’en appeler à la clémence de Saint Gaudéric, patron du Roussillon et des agriculteurs, que l’on invoque pour obtenir la pluie, et célébré le 16 octobre, date à laquelle ont débuté plusieurs aiguats et autour de laquelle les autres se sont inscrits. Ce serait avisé, dans un département dont la population a doublé depuis 1940 et où 4 personnes sur 10 vivent en zone inondable…

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Saint Jouzel, béat depuis 1988, tentant de nous protéger du déluge

(1) La géomorphologie est une branche de la géographie physique, qui a pour objet l’étude des formes du relief.

 

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